Mzali est décédé hier à l’âge de 84 ans dans un hôpital de Paris. L’homme souffrait depuis quelques temps de complications cardiaques. Ecarté du pouvoir il y a presque un quart de siècle, et ayant vécu en exil presque vingt années, c’est maintenant qu’il est vraiment mort. Demain il sera six pieds sous terre, ou un peu moins, là n’est pas la question. Ce qu’on découvre des réactions sur le réseau FB n’est pas sa disparition, mais ces « courageux », ces « gens de principes » qui ont enfin une occasion de se montrer militants, amoureux du peuple que Mzali aurait massacré par sa politique abominable. L’homme ne mérite pas qu’on prie pour sa miséricorde, apparemment ! Ceci me rappelle un certain chef d’opposition, vivant actuellement en exil à Londres, qui croyait que c’est de son propre vouloir que dépendrait le « sort métaphysique » de Bourguiba, refusant un petit « Allah yar7mou » qui l’aurait agrandi aux yeux de ses concitoyens. Décidément, tout le monde n’a pas le sens de la relativité !
Mzali fut un homme politique, un dinosaure d’une époque bien révolue. Quelle que fut sa politique, ses fautes, et ses dérapages, on ne peut le juger sans une certaine distance avec son époque, les historiens et certains des politiques le font bien, mais avant cela, il faut que le temps ait fait son travail. Certains le savent, d’autres moins, et c’est bien dommage. En attendant, traiter un homme politique comme on traite un vulgaire criminel, et attendre sa mort ou son départ des affaires pour crier son « courage », ne révèlent pas une grande âme. On aurait aimé voir les mêmes personnes vociférer les mêmes insultes à l’égard de certains vivants dont les déboires seraient bien plus évidents, mais ce serait trop leur demander.
J’appartiens à une génération qui est redevable à l’Etat de l’indépendance de tout ce qu’elle est devenue. Il ne s’agit ici d’aucun complexe, mais d’une reconnaissance, car maintenant je suis bien content d’être né à cette époque là. A cet Etat je suis redevable de mon instruction, d’avoir échappé à toutes les maladies qui sévissent toujours dans certains pays qui ont obtenu leur indépendance à la même époque que la Tunisie. A cet Etat je suis redevable de la maison de jeunes, ou "du peuple", ou j’ai appris les jeux d’échecs, et aux stades ou j’ai bien joué enfant. Mzali était en effet passé par tous ces départements !
Enfant du peuple ayant vécu la privation, Mzali fut fidèle à son pays, en s’intéressant à sa jeunesse, en s’engageant dans sa vie littéraire, en écrivant, en enseignant, et même en commettant ses fautes politiques les plus connues. Ceux qui font de lui une cible de vengeance politique bien tardive doivent certainement ignorer la nature et la structure du pouvoir sous Bourguiba.
J’ai connu cet homme en tant que sujet de recherche, j’ai travaillé sur ses écrits et sur sa politique, et je l’ai rencontré deux fois chez lui pour discuter de ses mémoires. J’ai aussi vécu les évènements de janvier 1984 (où « révolte du pain » comme on aime l’appeler) où j’ai appris surtout à le haïr. Mon petit village a essuyé des pertes humaines lors de la vague de répression qui a suivi une manifestation, presque la seule dans son histoire, et un camarade de classe avait succombé à des balles tirées à bout portant par les forces de l’ordre assiégées. Mzali ne fut pas un ange, certes, et avait lui aussi ses propres calculs ; qui n’en aurait pas parmi cette race ! Il a pourtant le mérite d’avoir été authentique, et d’avoir fait partie du petit nombre de bâtisseurs de la République qui avaient la suite dans les idées, et une conception assez claire du rôle de l’Etat national.
Quand je vois les Français revisiter la mémoire de Jacques Mesrine, le grand bandit et criminel français, et lui consacrer des dizaines d’écrits, d’émissions, et de films cinématographiques et documentaires, une tristesse me saisit : notre mémoire restera-t-elle à jamais sélective ? Sommes nous condamnés à porter toujours des jugements personnels sur ce qui est politiques, et des jugements politiques sur ce qui est personnel ?
Désolante est cette manie de vouloir prouver son courage devant un cadavre, déplorable est cette rapidité de porter des jugement arrêtés et standards sur un sujet qu’on devrait traiter avec un peu de retenue, d’habitude, quand il s’agit d’une personne disparue. Sauf que Mzali n’est pas disparu, ou du moins entièrement, comme bien d’autres avant lui, et certains de ceux qui suivront comme lui le même chemin.
Paix à leurs âmes donc, et à tous les « courageux », toute ma compassion.
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